Vous n’avez pas l’habitude de lire des mangas ? Que ce soient par a prioris, par préjugés ou simplement par un banal manque d’envie de tenter l’expérience de ce genre littéraire, prenez quand même le temps de lire ces quelques lignes où je compte bien vous présenter ce qui, pour moi, est sans nul doute le plus beau chef-d’oeuvre de l’univers des mangas « slice of life » de ces dernières années.
Laissez-vous porter dans l’univers de l’auteur du jour qu’est Inio Asano et de son œuvre Bonne nuit Pun Pun.
Le manga « slice of life » (ou « tranche de vie » en français) est un type manga qui se focalise littéralement sur la vie de tous les jours d’un ou plusieurs personnages. Celui-ci est alors généralement associé aux comédies, histoires d’amours ou encore au drame et, le plus souvent, focalisé sur un groupe d’étudiants dont on va suivre la vie à l’école et en dehors.
Inio Asano est ainsi l’auteur de pas moins de 16 séries différentes toutes catégorisées comme « slice of life ». Or, je n’aurais pas choisi de parler de cet auteur s’il se contentait de reprendre simplement les codes classiques du genre: Inio Asano utilise les orientations basiques du « slice of life » en y ajoutant des procédés propres à son style, et pour beaucoup novateurs, afin d'en faire un univers où l’on se redécouvre soi-même. Le plus souvent au travers des tiraillements de l’âme les plus profonds de ses personnages. En clair, il pousse le genre à son paroxysme.
C’est notamment le cas dans l’une des œuvres qui peuple sa large bibliographie. Manga qui laisse assurément une marque indélébile sur l’âme d’un lecteur, même déjà bien habitué des histoires tristes. Oeuvre qui fait le sujet de cet article: Bonne nuit Pun Pun.
Tout le monde ne connaît pas Inio Asano de même que l'œuvre dont je m’apprête à vous parler. Jamais un manga ne m’aura autant détruit le moral que celui-là. Pourtant, le livre raconte simplement la vie d’un humain de son enfance à l’âge adulte. En effet, série en 13 volumes qui narre l’histoire de Pun Pun (héros principal), on suit les aventures d’un jeune garçon qui évolue de l’école élémentaire jusqu’à ses 20 ans. On plonge alors dans son parcours à travers sa découverte du monde, ses peines, ses joies, ses illusions, ses espoirs et globalement tous les aspects de la vie, de l'amour au travail, de l’envie de vivre à celle de mourir. Un petit garçon vivant dans un foyer en proie aux violences conjugales et qui évolue donc dans un univers difficile. Garçon qui, en parallèle, fait la rencontre de Aiko, nouvelle élève de sa classe qui semble déjà l'intéresser tout particulièrement.
Comme énoncé plus haut, puisque Bonne nuit PunPun est un « slice of life », c’est la vie de tous les jours de ce petit garçon qui va nous être racontée: véritable ode à la vie de tous les jours d'un adolescent et de sa « bande de potes », Bonne nuit Punpun oscille entre le drame et le comique et raconte les péripéties à la fois particulières et bénignes, d'un jeune homme en quête d'espoir. Mais pour faire un « slice of life » digne de se démarquer des autres mangas du genre, Inio Asano raconte cette histoire de manière à ce qu’elle nous touche plus directement que n’importe quelle autre. En effet, ce qu’il y a de plus passionnant et terrifiant dans cette œuvre c’est qu’elle lit en nous. On a tous parfois des petites pensées morbides qui traversent notre esprit: que se passerait-il si je faisais un pas de plus au-dessus du vide ? Un coup de volant soudain sur l’autoroute ? Que faire de l’héritage à la mort de nos parents ? Des pensées somme toute affreuses, qu’on fait taire souvent immédiatement, presque honteux de les avoir eus. Mais Bonne nuit Pun Pun met les pieds dans le plat: à l’inverse de la majorité sinon de la totalité des « slice of life », tout est dit, tout est fait et sans retenue. Qu’y a-t-il dans la tête d’un homme qui bat sa femme ? Que pense-t-on en voyant son crush sortir avec son.sa meilleur.e ami.e ? Que souhaite-t-on faire d’un bébé que notre neveu a fait avec notre femme adultère ? Est-il possible de ne pas aimer sa mère ? Qu’est-ce que de grandir ? De découvrir la sexualité ? De vouloir en finir ? Le livre pose aussi, brutalement, de graves constats/prises de consciences tels qu’ils résonnent déjà dans d’autres œuvres de l’auteur comme La fin du monde avant le levé du jour : « il n’y a rien de plus triste qu’un rêve qu’on ne réalise pas. C’est pour ça que j’ai préféré ne pas en avoir ».
Inio Asano a fait de ce manga un livre qui nous rappelle ce qu’il y a d’horrible en nous. D’ailleurs, jamais les pensées de Pun Pun ne sont vues comme monstrueuses à l’intérieur de l’œuvre (bien qu’objectivement elles le soient): c’est bien parce qu’elles sont trop proches de nous pour qu’on puisse les blâmer.
Ce qui peut (et doit) surtout attirer le regard, c'est justement le personnage principal qui donne toute sa profondeur à l'œuvre: un humain représenté sous les traits d’un petit oiseau de sorte à ce que le lecteur puisse pleinement s’identifier à lui.
La première question qui vient d’ailleurs à la plupart des lecteurs (moi y compris) en ouvrant les premières pages est: pourquoi un oiseau ? Eh bien c’est parce que celui-ci n’est pas véritablement un oiseau à proprement parler, du moins, seul le lecteur le voit différemment. En effet, tout au long du manga, tous les autres personnages voient Pun Pun et le reste de sa famille (représentée également sous les traits d’oiseaux) comme des personnes tout à fait normales : un coup de maître de la part du mangaka. Cette différence n’est donc pas inique à l'œuvre mais adressée au lecteur lui-même et donc, par définition, les messages que renvoie cette différence doivent être perçus par le lecteur. Cela permet déjà, en ne donnant à son personnage qu'une apparence dénuée de toute caractéristique particulière, une identification immédiate et puissante du lecteur au personnage : Pun Pun prend les traits que l’on décide de lui attribuer. Il peut aussi bien prendre les traits d’une personne que l’on connaît, d’une autre issue de notre imaginaire ou encore nous représenter nous-mêmes. En ce sens, le lecteur s’approprie plus facilement le personnage, d’autant que l’histoire de Pun Pun et de sa famille peut être généralisée à n’importe qui. Asano souhaite ainsi montrer que ce qu’il veut raconter n’est par l’histoire d’une famille en particulier, ni même d’un garçon en particulier, mais qu’elle peut au contraire être celle de tout à chacun.
Un écho sensible à cette phrase de l’auteur dans son oeuvre Solanin (Tome 2): « Vivre, c'est difficile pour tout le monde ».
La seconde raison de ce choix artistique peut tenir dans le fait de montrer le décalage entre le personnage et sa famille avec l’univers dans lequel ils évoluent: chacun des membres de cette famille ayant son histoire et ses problèmes respectifs. La plupart du temps ces problèmes allant d’ailleurs bien au-delà de l’aspect purement matériel et portant bien plus sur un aspect métaphysique. Qui plus est, le fait de constater que Pun Pun ne possède presque aucune bulle de dialogue et qu’il s’exprime, la plupart du temps, à travers un narrateur omniscient, permet d’accentuer le décalage entre le personnage et son monde.
Enfin, c’est également un moyen très intelligent de proposer une vision alternative des émotions et d’incarner le regard novateur que porte Inio Asano sur l’expression des émotions. L’auteur déclare lui-même lors de ses interviews que cette simplicité au niveau du visage de son personnage lui a permis de donner réellement vie aux émotions. Puisque l’auteur s’attache à dépeindre l’histoire d’un garçon à la vie difficile et (donc) aux épisodes et réflexions souvent très proches de ce que nous pouvons toutes et tous éprouver, comment rendre compte fidèlement, sur le papier, de telles émotions ? Dans les derniers tomes par exemple, arrive un événement très marquant et extrêmement violent dans la vie de Pun Pun. Mais alors comment dessiner le visage de ce garçon pendant et après cet acte ? Comment représenter la différence entre le PunPun d’avant et celui d’après ? Mais surtout, comment prétendre être capable de retranscrire l’exact visage d’une personne ayant vécu cette expérience traumatisante ? L’auteur se contentera d’un PunPun au visage sombre et terrifiant comme dévoré par la monstruosité de ce qu’il a vécu, devenant un peu plus inhumain aux yeux du lecteur. Le lecteur n’est pas influencé par une « ligne émotive » tracée par l’auteur qui nous demanderait de la suivre: les émotions ressenties sont justement celle du lecteur et de personne d’autre. Par ce procédé l’auteur permet à ce que les émotions éprouvées par le personnage soient au plus proche de celles du lecteur qui parcourt les pages de son manga : les émotions qui ressortent du personnage ne sont alors en définitive qu’un reflet de toutes celles que le lecteur a pu, un jour ou non, éprouver.
Pour venir embellir cette forme déjà excellente, Inio Asano est armé d’un immense talent pour le dessin qui, plus que de l’illustrer, transmet les émotions du texte lui-même. Par des doubles pages sublimes, des dessins hyperréalistes captivants et l’utilisation de techniques encore rares comme le flou de focalisation qui donne un aspect de profondeur ; ce manga est, en plus d’une leçon psychologique, une claque visuelle.
Si je n’ai qu’un conseil à vous donner c’est de plonger à corps perdu dans cette œuvre dans laquelle tous les aspects de la vie, après lecture, prennent une saveur particulière et renouvelée. Cela est aussi applicable à nombre des œuvres de la bibliographie d’Inio Asano qui tranche avec les codes classiques du manga et qui magnifie, plus particulièrement, ceux du « slice of life ». Rien ne sert de minimiser les choses, autant les raconter et les illustrer telles qu'elles sont. Rares sont les œuvres qui peuvent se vanter de le faire, et rares sont celles qui peuvent à ce point toucher l’affect sur des domaines aussi variés.
Tout le monde n’a pas la même sensibilité, cela va de soi, mais c’est toute la force de cette œuvre que de pouvoir faire ressurgir des souvenirs ou des facettes de nous-mêmes que l’on avait oubliés, ou que l’on était loin de soupçonner.
La quête de l’espoir est au centre du manga comme elle est au cœur de nous tous, à des degrés différents. Sur ce point, l’oeuvre semble rester une question ouverte, comme une brèche dans l’existence, qu’il appartient au lecteur de combler :
"Tu es heureux ? Je voulais te poser la question.
En ce moment, je ne sais pas. C'est le genre de question qui trouve sa réponse lorsqu'on meurt, non ? "
(Inio Asano, Solanin - Tome 1)
08.02.2022 - "Et pourquoi pas ?" - Damien CHASSIGNEUX
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