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Le lamento par Darren Korb vaut-il celui de Monteverdi ?

Dernière mise à jour : 9 juin 2022


 

Selon un sondage de l’institut Médiamétrie sur le jeu-vidéo, 73% des français se considèrent comme des joueurs occasionnels ou assidus, démontrant l’omniprésence de ce média dans notre société, en particulier en ces temps de pandémie, où les relations et rencontres se font au travers des écrans. Cependant, notamment lorsqu’on joue à plusieurs et qu’on est tenté de parler (voire de crier pour ceux au tempérament fougueux), disparaît souvent la musique qui accompagne le jeu, et qui joue pourtant un rôle crucial. Expérience synesthésique, le jeu vidéo qui n’est pour beaucoup qu’une histoire de ce qu’on peut y faire ou y voir, doit être considéré aussi par ce qu’on y entend. Voici la question que je vous pose aujourd’hui : pourquoi ne pas considérer la musique de jeu vidéo comme un art à part entière, et lui accorder autant de considération qu’à une musique de “véritable artiste” ? Afin d’illustrer mon avis sur la question, j’utiliserai majoritairement les musiques de Darren Korb, compositeur pour le studio de développement indépendant Supergiant Games, en ceci que son travail est la représentation idéale de ce que doit être la musique de jeu vidéo.


 


La première question à se poser provient de la légitimité qu’il y a à qualifier d’art cette partie d’un autre art, et de voir en soi et pour soi la musique de jeu vidéo, surtout quand celle-ci est souvent considérée comme inférieure à une musique “normale”. Deux types de sons distincts existent dans le jeu vidéo, les sound effects et la soundtrack, qui nous intéresse ici. Bien que les sound effects jouent un rôle dans l’expérience, il va de soi que des bruits de fusil ou de collision ne sont pas à considérer à part, là où du côté de l’original soundtrack (les plus futés auront compris que c’est de là que vient l’acronyme OST), rentre en jeu tout un processus musical et harmonieux. Ainsi la musique du jeu vidéo, à l’instar d'autres médias comme le cinéma, gagne de plus en plus en notoriété, tant et si bien que les albums se vendent par milliers en version digitale comme physique. Supergiant Games tient ainsi certes sa notoriété de ses jeux maintes fois primés, mais aussi de la qualité de son OST, entièrement disponible sur sa chaîne Youtube officielle.

Avec près de 450 000 auditeurs mensuels sur la plateforme de streaming Spotify, les musiques de Darren Korb rencontrent un franc succès; La playlist de l’album de leur dernier jeu, Hadès, totalise plus de 4 millions de vues! Ainsi, de plus en plus de joueurs se retrouvent à laisser des commentaires sur diverses plateformes, dans lesquels ils disent “avoir acheté un album et reçu un jeu gratuit avec”, petite boutade qui signifie bien le sentiment d’occultation que laisse la musique chez certains: la musique existe ainsi par delà son média, par elle même, et parvient aux mêmes effets que la musique telle qu’imaginée dans un sens plus courant. Lors des Games Awards 2021, cérémonie où Hadès décroche le prix de la meilleur bande-son l’année précédente, c’est avec Imagine Dragons que Darren Korb et Ashley Barrett, chanteuse et amie du compositeur, produisent une version spéciale de Build that wall, musique phare du premier jeu du studio, Bastion. Cette consécration ne fait qu’ajouter au mérite et au prestige des artistes, reconnus par une scène qui ne les stigmatise pas à cause de leur média de communication, et Darren Korb est la preuve de cette capacité, à travers chansons comme musiques, qu’à la bande-son du jeu-vidéo à rejoindre le panthéon musical.


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Et pourtant, bien qu’elle puisse toucher en dehors du jeu, et qu’on puisse acheter des albums sans “le jeu gratuit” qui va avec, la musique garde une certaine utilité à la diégèse, et sert un intérêt qui sublime son sens lorsqu’entendue dans le cadre du jeu. Passons rapidement sur les jeux de rythme, dont l’essence même est de se baser sur des musiques; Just Dance n’étant pas ici un cas véritablement valide, puisqu’il s’agit après tout de reprises de musiques d’artistes connus. A la place, je vous parlerai de jeux comme Crypt of the Necrodancer. (Commence la partie triste de l’article où je vous parle d’expérience et de sensation, et où je ne peux que vous conseiller d’aller essayer les jeux dont je vais parler parce qu’ils sont tous assez incroyables). Dans Crypt of the Necrodancer, c’est entièrement au rythme de la musique que se déroule le jeu, chaque action, que ce soit la vôtre ou celle des ennemis, se fait au rythme d’un tempo, affiché sur l’écran et synchronisé à la musique. Ce n’est donc évidemment pas le genre de jeu auquel on joue sans son sous sa couette parce que maman a dit de se coucher: la musique est nécessaire à l’expérience du jeu, qui est pensée pour être écoutée. L’allusion au jeu de rythme étant assez simple, je vous propose néanmoins de voir la musique, non seulement comme un moyen de jouer en collant au rythme, mais aussi de narrer une histoire.

Même si j’ai l’air d’enfoncer des portes ouvertes, il est possible pour la musique d’être consubstantielle à toute l’identité d’un jeu, de le compléter dans un sens réellement esthétique : en traduit la bande-son de Transistor, deuxième jeu du studio Supergiant Games. Dans celui-ci, le joueur contrôle Red, chanteuse ayant perdu la voix, qui traverse un univers de science-fiction dans un mutisme absolu, accompagnée de son compagnon qui lui a perdu son corps. Laissons de côté le voice acting incroyable des personnages, qui sont tous doublés, pour nous concentrer sur la complémentarité de la musique à la progression. Red, ancienne chanteuse, ne peut plus chanter sans sa voix, pourtant, et ce sur TOUTES les musiques du jeu, le joueur peut sciemment arrêter d’avancer, pour laisser Red fredonner l’air de la bande-son derrière, et intégrer sa voix comme si de rien n’était, le tout dans des musiques qui reprennent la palette d’émotions et d’instruments attendue d’une oeuvre de science-fiction.


Le terme consubstantiel définit profondément la relation que Darren Korb s’est efforcé de créer par cette musique, car il a participé à toutes les phases du développement, pour intégrer le plus possible le son au monde, et créer l’expérience totale que représente Transistor. Le même procédé est évidemment visible dans Hadès, grâce à un système de musique ”évolutive”. Hadès est un roguelike, ce qui veut dire, pour les non-initiés, que le principe est de refaire sans cesse le même parcours, qui se réagence à chaque fois, en sachant que la mort, inévitable, fait partie de la logique du jeu : à chaque mort, vous récupérez de l’expérience, qui vous permet d’atteindre à votre prochain essai une zone plus lointaine, et ainsi de suite. Ainsi, la musique jouée au baglama (un instrument traditionnel turc, apparenté à la guitare), rythme la progression dans les enfers et cette utilisation d’instruments traditionnels méditerranéens rentre littéralement dans la diégèse, grâce à une écriture adaptative qui réagit aux actions du joueur. Déjà à l’époque de Mozart, lors des parties de dés, les orchestres jouaient différemment au fur et à mesure des résultats. Le même système s’applique ici. La musique est écrite pour être interrompue si le besoin s’en fait sentir, toujours dans le but de suivre le rythme du jeu, du joueur. J’ajoute ici une citation de Baudelaire, qui en plus de donner l’impression que mon propos est littéraire, exprime au sujet du poème en prose, la force qui est celle de la musique de jeu-vidéo, afin peut-être que vous compreniez mieux ce que j’entend :


À Arsène Houssaye
Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement.
Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous dédier le serpent tout entier.
Extrait de la préface du Spleen de Paris, Charles Baudelaire

Tout comme le poème en prose, il faut voir la musique de jeu-vidéo comme un serpent qui s’adapte, peut se découper, exister en morceaux qui feront tous sens par eux même et surtout, un art qui “ne suspends pas la volonté rétive [du lecteur] au fil interminable d’une intrigue superflue.” C’est véritablement de là que vient sa beauté, de sa capacité à s’adapter au mouvement du joueur, et d’exister en même temps que lui, non comme une bande-son imposée. Encore une fois, il faut le voir pour le croire, ou plutôt l’écouter pour l’accepter dans ce cas de figure, mais quoi qu’il en soit le style de musique qu’est le “Mediterranean Prog-Rock Halloween”, et que Korb a créé dans la seule optique de donner vie au monde d’Hadès et des Enfers est la cristallisation de la capacité du son à compléter l’expérience vidéoludique.


“La musique de jeux-vidéos est un peu une madeleine de Proust”, dit Christophe Héral, compositeur qui après avoir travaillé dans le 7ème art, s’est tourné vers Ubisoft pour composer des musiques de jeux comme celle de Rayman Legends. En effet, la musique de jeu-vidéo existe paradoxalement en et hors du média; bien qu’elle prenne sens en lui, c’est en l’écoutant à posteriori qu’elle atteint réellement. Aujourd’hui, de plus en plus de gens acceptent cette nouvelle origine de la musique, qu’on trouve dans films, séries, jeux… Mais plus que de l'accepter il faut la remarquer, y prêter attention, alors maintenant, lorsque vous allumerez votre écran, ouvrez grand vos oreilles, et considérez la musique non comme bruit de fond mais merveille.


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Ci-joint une liste de recommandations “ d'albums accompagnés d’un jeu gratuit” :

  • Évidemment, j’en ai beaucoup parlé dans l’article donc je ne pouvais passer à côté : l’ost d’Hadès. Comment ne pas être curieux à propos de ce “Mediterranean Prog-Rock Halloween” que j’ai mentionné plus haut, et dont la plupart des sons se divisent en deux temps : la partie guitare sèche, et guitare électrique (The King and The Bull, référence à Thésée et au Minotaure, incroyable). Entre celles-ci, d’autres perles, où on oublie la guitare électrique au profit des douces voix d’Orphée (Darren Korb) et Eurydice (Ashley Barrett), dans Good Riddance notamment.


  • The Great Ace Attorney Chronicles, compilation des deux Great Ace Attorney, offre des musiques grandioses, orchestrales, mêlant influences japonaises et anglaises. Pour cause, on y suit un jeune avocat japonais qui part étudier le droit dans le Londres de la fin du 19è siècle. Grandiose. C’est définitivement le mot qui définit ces musiques, révélatrices du vertige auquel on fait face dans cette cour étrangère et imposante. A écouter sans modération, en jouant au jeu bien sûr.


  • Daisuke Ishiwatari est un homme multitâche. Développeur, doubleur, il est aussi compositeur pour tous les jeux de la saga Guilty Gear. Je vous conseille l’ost du dernier opus, Guilty Gear Strive, qui est tout bonnement divine pour tout amateur de metal. Un titre, What do you fight for. Oh et puis zut, écoutez aussi Hellfire et Disaster of Passion. Enjoy.



08.02.2022 - "Et pourquoi pas ?" - Yann “Gamélomane” Ours



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