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Philosopher, est-ce penser avec les pieds ?



« Est- ce dans le bouquet que la fleur est plus belle, ou bien dans le pré où elle pousse, quand nous nous sommes mouillés les pieds pour aller la chercher ? »


- Henry David Thoreau



 

Considéré d’abord comme ce qui nous permet de nous maintenir au sol, de maintenir un certain équilibre, les pieds sont aussi une médiation entre l’homme et son environnement, entre l’homme et la nature, ce qui permet la connexion d’un esprit et d’un corps en ballade. Les pieds seraient donc ce qui permettrait de rapprocher la matière et l’esprit. Si l’esprit désigne généralement une réalité qui est immédiatement présente à nous, qui pense, imagine, rêve, qu’il se confond avec nous dès que nous pensons, est – il alors possible de penser le pied comme médiation entre l’homme et son monde ? La distinction qui est faite entre cette matière et l’esprit provient d’abord d’une expérience personnelle : l’être humain peut éprouver une résistance à son désir et à sa volonté : l’enfant souhaiterait saisir un objet qu’il ne peut atteindre, l’adulte peut ressentir une pesanteur physique qui l’empêche de voler… A priori, le corps constituerait cette première résistance : aucun esprit ne pourrait choisir son corps. Serait- on obligé de percevoir le corps matériel comme ce s’oppose à la liberté de l’esprit, esprit pouvant rêver de tout, mais le corps nous rappelant aux contraintes du monde matériel. Et si nous renversions le rapport que nous entretenons avec nos pieds, pour non plus les considérer comme réducteur de liberté, mais comme ce qui nous permettrait d’arpenter les chemins sinueux, profonds d’un esprit qui construit une pensée au fil d’une promenade ? Et si nous n’entretenions plus un rapport de marchandage avec nos pieds, pour qu’ils puissent nous emmener plus loin, mais que nous chérissions cette liberté qu’ils nous apportent ?




I/ Liberté, liberté…


La question à se poser ne serait plus de savoir si nous pensons, et si nous sommes parce que nous pensons, mais de savoir plutôt où est -ce que le moi pensant se trouve, se retrouve pour penser ? C’est la question que Michel Serres se pose, en admettant que si l’esprit peut penser « ici et maintenant », il peut « prendre congé » pour pouvoir penser l’ailleurs, dans un futur proche. La philosophie est ce qui permettrait de dispenser le corps d’une marche que l’esprit s’évertue à faire en pensée. Pourtant, la question le conduit à imaginer l’esprit comme réceptacle d’idées qui se retrouveraient sur une carte, formant ainsi une « géographie de l’esprit ». Percevoir son esprit comme formant une carte d’idées, c’est laisse la liberté à ses pieds de conduire le corps vers la pensée. Dans le Discours de la méthode, Descartes s’adresse à toutes les âmes perdues en plein milieu de la forêt, en les invitant à « marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté ». Ce qui est paradoxal, c’est qu le conseil est formulé par quelqu’un qui ne s’est jamais perdu en forêt. Quand nous nous perdons, nous renonçons à suivre une ligne. Lorsque nous nous perdons, et que nous acceptons de nous perdre, nous mettons notre pensée à l’épreuve. Ne plus savoir où est -ce que nous mettons les pieds quelques instants nous permet de mettre à l’épreuve notre pensée. Dans les abysses de notre esprit et de notre monde, nos pieds nous ramènent sur terre, et la pensée continue de se déployer, à l’image d’un corps, qui, incertain, avance au travers des feuillages en espérant mettre un pied sur la terre ferme, en espérant pouvoir se faufiler grâce à ses pieds. Le pied conférerait une liberté de mouvement, à l’image d’un esprit agile en quête


II/ Quand l’esprit et le corps font la paire…



Même si cela vous semble idiot ou anormal, vous devez essayer !

La citation ci-dessus est à relier avec une scène très célèbre que nous avons dans le film Le cercle des poètes disparus, diffusé à partir de 1989 et réalisé par Peter Weir. Dans ce film, un jeune garçon timide et introverti, brillant étudiant de l’académie de Welton, rencontre Mr Keating, professeur de lettres, qui les encourage à ne pas accepter les choses trop facilement, n’acceptant pas lui -même l’ordre établi. Au cours du film est évoquée la présence d’un cercle des poètes disparus, dont Mr Keating a lui -même fait partie, étant jadis élève à Welton. Neil décide de réformer ce cercle des poètes. L’esprit et le corps sont particulièrement rapprochés dans ce film : refusant le conformisme, Keating invite les garçons à marcher hors des sentiers battus, à faire l’expérience de la liberté dans le corps et dans l’esprit. Cherchant leur style, ces garçons font de la poésie quelque chose qui se meut, qui se lit en marchant, qui se ressent physiquement. Une des scènes les plus marquantes est celle d’un adieu, un adieu au professeur Keating, qui, repéré par le directeur Nolan, se fait suspendre de ses fonctions à Welton. L’adieu symbolise cependant une renaissance, pour les garçons et leur manière de penser. En mettant les pieds sur sa table, en premier, Todd montre à son professeur qu’il a compris comment traduire en acte ce qu’il pensait tout bas. Le poème transcendantaliste évoqué lors de cet adieu, celui de Walt Whitman, rappelle aux hommes la connexion qu’ils ont avec la nature, par le biais de leur corps, par le biais de leur pieds qui peuvent leur permettre d’aller contre un ordre établi qui ne correspondraient pas à leurs idéaux.



 

« Ô Capitaine ! Mon capitaine ! », Walt Whitman


« Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! Notre effroyable voyage est terminé. Le vaisseau a franchi tous les caps, la récompense recherchée est gagnée.

Le port est proche, j’entends les cloches, la foule qui exulte,

[…]


Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! Lève-toi pour écouter les cloches.

Lève-toi: pour toi le drapeau est hissé, pour toi le clairon trille. »


 

Ci- dessus un extrait des Feuilles d’herbe. Le poème honore la liberté qui vient de faire naufrage. Rentrant de son exil, le cœur chemine vers cette liberté qui lui tend les bras et le pousse à mettre pied sur terre. Vue comme une récompense, cette liberté offre au corps et à l’esprit un point d’appui. Poussé à se lever, l’homme reçoit l’appel d’une voix intérieure qu’il ne peut plus ignorer : son esprit parle et se lève à la fois.



Les pieds, compagnons de marche et de vie, permettent à l’homme de parcourir sa « géographie de l’esprit ». Métaphore de la liberté, le pied permet la liberté de mouvement et d’esprit. Si les pieds permettent la réunion de l’homme et de son esprit, en l’interrogeant non pas sur ce qu’il est mais sur l’endroit où il se trouve, il montre à l’homme un autre point de départ de la réflexion, comme le montre Serres, qui « pense avec ses pieds ». A l’image d’un arbre dont les racines représenteraient les pieds de l’homme, la réflexion remonte jusqu’à gagner l’esprit, jusqu’à faire prendre conscience du lien entre l’homme et le sol, de sa similitude avec la nature. Dans son Discours de la méthode, Descartes dit que « toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences ». Cette métaphore de l’arbre est éclairante dans la recherche des causes et des principes et de la connaissance. Une direction est ainsi donnée à la pensée. A la conquête de la nature et de ses secrets, l’homme, debout au milieu de la nature, recherche la connaissance et remonte à l’endroit où tout a commencé, à l’endroit où l’homme et le monde se sont compris.


Nox Temporum - 10.06.2022

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