16 septembre 2021 - École d'économie d'Aix-Marseille (ASME)
À quoi ressemble un dimanche chez un préparationnaire de Carnot débordé ? Champion du monde de l’ajournement, Gabriel voit ses obligations d’étudiant devenir urgentes au fil des heures. Entre son DS à réviser et son article à rendre pour le Cényl Tocare à 22h, il prend pourtant son temps. Récit d’une journée qui, à bien y regarder, fait primer l’instant sur le temps.
08h47. Quatrième sonnerie de réveil. Cette musique, pourtant une de mes préférées, commence sérieusement à me taper sur les nerfs. Je saute de mon lit et file prendre mon petit déjeuner. Changer ma sonnerie de réveil peut attendre, j’ai la journée devant moi.
09h00. Rien de mieux que de commencer la journée avec le journal de 9h de France Culture. Il n’y a rien à faire, juste mâcher ses céréales tout en écoutant, c’est le top pour un cerveau encore mal réveillé.
09h20. Bon, quel programme pour aujourd’hui ? Je prends mon agenda, j’ai khôlle de maths jeudi et philo vendredi. C’est parfait, rien ne presse, surtout que philo rime avec « rien à réviser », si ce n’est la philosophie tout entière depuis les présocratiques. Ça me fait une belle jambe. En revanche un DS de maths ça se travaille ! Je sens que samedi prochain, ma première bonne note de maths pourrait enfin tomber. J’oubliais, mon article pour le journal du lycée est à rendre ce soir, 22h dernier délai, et je n’ai toujours pas d’idée d’article. Non mais quand même, avec un thème intitulé « Pourquoi pas », on peut tout et rien écrire, c’est un coup à vous laisser des journalistes désemparés ça.
10h00. J’ai invité Enguerrand, un ami, pour littéralement « apprendre » l’allemand. Ambitieux projet. Selon notre prof, les bases ne sont pas acquises. On a donc passé trente minutes grand maximum à faire des listes de vocabulaire et de verbes irréguliers sur Quizlet avant d’abandonner vu la quantité de mots à taper. Tant pis, on reprendra ce travail plus tard car après tout, les bouquins de vocabulaire allemand ne manquent pas. On rigole bien, les minutes passent et c’est déjà l’heure de manger.
13h30. Enguerrand vient de partir. J’ai des tas de choses à faire cet après-midi : ménage, sport, maths et cet article toujours en suspens. Sacrée procrastination ! Je sais que le travail du journaliste consiste à travailler dans l’urgence, mais là ça risque de tourner à de l’extrême urgence. Un dilemme s’impose en outre à moi : faire ou ne pas faire la vaisselle maintenant ? Bien que tout s’empile dangereusement, la pile d’assiette et de casseroles attendra ce soir.
13h31. Allez, mini-pause digestive. Je sors mon téléphone et commence à faire défiler une dizaine puis une cinquantaine de Reels sur Instagram. En attendant, les minutes, elles, défilent plus vite que les Reels.
14h15. J’ouvre en grand les fenêtres de mon studio, et l’air bien frais qui rentre dans l’appartement me redonne de l’énergie. Ménage à fond avec en fond la musique Procrastination de Juliette. C’est mon temps qui fond : je me prends à chantonner et à rêvasser au lieu de laver.
15h15. Je finis de mettre un peu d’ordre dans mes affaires qui traînent un peu partout dans l’appartement, un bouquin par-ci, une chaussette par-là.
15h30. Je ressens le besoin de me dépenser, et la proposition de mes amis pour aller courir tombe à point nommé. J’enfile un jogging et un tee-shirt trop grand, et pars en emportant quand même le strict nécessaire : portefeuille, téléphone et masque (nécessaire depuis bientôt trois ans n’empêche). Les perspectives de révisions du DS de maths s’amenuisent, de même pour mon article.
15h31. Aïe, contretemps en perspective ! En descendant les escaliers de l’immeuble, je croise ma voisine du premier étage qui semble bien décidée à engager la conversation. Bien que cette dernière ait commencé par politesse, je me laisse emporter par le récit de cette vieille dame qui m’informe des derniers chiffres de la pandémie. D’humeur loquace, elle me raconte à la fois sa malheureuse enfance et sa peur des gens qui, je cite: « sont des voyous et veulent faire plonger la France dans un état de guerre». Fine analyse de la situation actuelle. Mon téléphone sonne et met ainsi un terme à la conversation. Je m’excuse auprès de ma voisine, je sors de l’immeuble pour répondre. Mes amis s’impatientent.
15h47. On court pendant une bonne heure au Parc de la Colombière.
17h00. Retour au bercail, je suis lessivé. Une petite douche fera quand même le plus grand bien. Et puis, au boulot !
17h15. Je m’installe au bureau et lance une vidéo d’Yvan Monka sur le pivot de Gauss. Une fois terminée, l’algorithme YouTube me propose un sketch du Palmashow. Je me fais avoir et passe près de trente minutes au lieu des deux prévues à revoir des blagues que je connais déjà par cœur.
17h45. L’heure tourne, et un mail m’interrompt dans les révisions que je venais juste de reprendre. C’est une confirmation d’inscription à la conférence que tiendra Raphaël GLUCKSMANN en salle Devosge. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de la question du rôle des institutions européennes dans la crise des Ouïghours. Je me réjouis d’avance, puisque d’autres éminentes personnalités sont attendues jeudi soir. Comme quoi, même en prépa on peut avoir le temps de s’engager vis-à-vis de combats qui nous tiennent à cœur.
18h15. J’effectue des recherches sur le conflit Ouïgour pour mieux comprendre les enjeux de la conférence de jeudi soir. Cependant, au fur et à mesure mes recherches s’écartent peu à peu du sujet. Saviez-vous que l’on pouvait désigner l’aube par « potron-minet » ? Je parie que non.
18h40. Je laisse tomber les maths, et commence les investigations quant à mon article. Je tombe sur une pépite. En 1970, un magazine américain aurait engagé un jeune journaliste pour couvrir la course hippique du Derby du Kentucky. Le journaliste assista à la course et prit des notes, mais lorsqu'il dû réellement commencer à écrire son article, il n’avait plus guère le temps. La date limite arriva, et comme il n'avait toujours pas écrit d'article complet, il détacha rapidement quelques pages de son cahier et les envoya à son journal. Et même si cette procrastination sévère et ce travail hasardeux auraient facilement pu marquer la fin de sa carrière, l'article qui en a résulté, "Le Derby du Kentucky est décadent et dépravé", est devenu l'un des articles les plus célèbres de Hunter S. Thompson, lançant un nouveau genre : le journalisme gonzo, ou ultra-subjectif. Je prends immédiatement ma décision : mon article sera ultra-subjectif et né du fruit de ma procrastination.
19h00. Début du récit de cette journée.
20h30. Il faut bien manger. Je sors de mon frigo de délicieux mets achetés pour presque rien grâce aux applications anti-gaspillage Phenix et Too Good To Go.
21h00. Travailler dans le silence absolu me pèse. J’allume mon enceinte et ai le malheur de mettre de la musique avec des paroles. Résultat : impossible de me concentrer. Je passe sur un registre plus classique.
22h00. Fin de la rédaction de l’article. Sentiment d’allégresse renforcé par la perspective de terminer les cours à quinze heures demain. La procrastination joue des tours, mais a le mérite d’offrir inspiration et créativité à ceux qui savent en tirer parti. De plus, cette dernière engendre un stress positif qui va de pair avec l’amour de travail bien fait.Certaines personnes se transcendent sous l'effet de ce stress accentué, d'autres se tétanisent.Tout est question de mesure et de gestion de ce stress. Vous l'aurez compris, Gabriel c'est moi.
« Laisser filer de précieuses minutes pour des choses futiles peut s’avérer source de stress pour certains. Pour d’autres, c’est au contraire un exutoire ayant bien des aspects positifs. Pourtant, le temps est le même pour tous, tout dépend de l’usage qu’on en fait. »
08.02.2022 - "Et pourquoi pas ?" - Simon POINTU
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